Par Viviane Poupon, présidente et cheffe de la direction de la Fondation Brain Canada.

Le Canada a toujours investi dans les sciences du cerveau, même en période de difficultés budgétaires. Alors que d’autres cherchent à dominer l’intelligence artificielle (IA) en misant sur la vitesse et l’échelle, nous pourrions prendre les devants en nous concentrant sur la cognition humaine.

Au moment où vous lisez ces lignes, au Canada, le Groupe de travail sur la stratégie en matière d’IA participe à un sprint national de 30 jours qui remodèlera notre avenir technologique. Lors de l’événement ALL IN qui a récemment eu lieu à Montréal, le ministre de l’IA, l’honorable Evan Solomon, a confié à 26 personnes brillantes le mandat de formuler, d’ici la fin du mois, des recommandations qui guideront des investissements de milliards de dollars et des décisions de gouvernance qui touchent l’ensemble de la population canadienne.

Le Groupe de travail compte sur des personnes dont les expertises sont essentielles : Patrick Pichette, pour son sens aigu des affaires; Ajay Agrawal, pour sa perspicacité économique; et Joëlle Pineau, pour ses connaissances techniques approfondies. Les travaux de la chercheuse Joëlle Pineau sur le recours à l’IA pour traiter l’épilepsie démontrent comment l’intelligence artificielle et l’intelligence naturelle devraient s’enrichir mutuellement. Cela dit, pour traiter sept thèmes d’une technologie qui modifie fondamentalement la cognition humaine, il faut plus d’une seule ou d’un seul neuroscientifique. L’expertise en matière de cerveau doit être intégrée à l’ensemble du processus, en tenant compte d’un aspect que la gouvernance de l’IA néglige constamment : nous étudions ce que l’intelligence artificielle peut faire, et non ce qu’elle nous fait.

L’avantage stratégique du Canada

Publiant 6,4 % des articles mondiaux sur les neurosciences, et comptant des scientifiques et des centres de recherche de premier plan, le Canada se classe parmi les cinq pays les plus prolifiques en matière de recherche sur le cerveau. Grâce à cet atout stratégique, pourtant encore inexploité, le Canada pourrait se démarquer dans la course mondiale à l’IA.

Les sept thèmes du groupe de travail sont complets et importants. Toutefois, plusieurs d’entre eux, qui ont des effets directs sur la santé du cerveau, nécessitent une expertise en neurosciences. Lorsque le thème Bâtir des systèmes d’IA sécuritaires et renforcer la confiance du public envers cette technologie traitera de la question de l’IA dans les soins de santé, qui sera à même d’évaluer les outils de diagnostic fondés sur l’IA pour les maladies neurologiques? Ces systèmes sont déjà en place dans des hôpitaux canadiens pour y diagnostiquer les AVC, prédire l’évolution de la maladie d’Alzheimer et repérer les biomarqueurs de la dépression. Sans la contribution de neuroscientifiques, nous concevons essentiellement une politique de santé cérébrale sans spécialistes de la santé cérébrale.

Jetons un œil à ce qui se passe dans les salles de classe : les tuteurs IA s’adaptent à la façon dont les élèves apprennent alors que leur cerveau est encore en développement. Jusqu’à ce qu’une personne atteigne 25 ans, les parties qui contrôlent la concentration, la prise de décision et la maîtrise de soi continuent de se former et ces systèmes d’IA influent sur ce développement. Pourtant, aucun spécialiste des questions cérébrales ne se pose la question suivante : ce type de système renforcera-t-il l’esprit des jeunes ou l’affaiblira-t-il?

Le fonctionnement de l’IA imite celui du cerveau. Aujourd’hui, l’IA modifie notre façon de penser, de nous souvenir et de prendre des décisions. Comment encadrer les technologies qui modifient la cognition humaine? Nous avons besoin de neuroscientifiques qui comprennent à la fois l’intelligence artificielle et l’intelligence naturelle.

Le monde nous regarde

Récemment, les Nations unies ont lancé un dialogue mondial sur la gouvernance de l’IA par l’entremise d’un groupe composé de 40 spécialistes. La convergence des neurosciences et de l’IA est reconnue à l’échelle mondiale. J’ai pu le constater de visu lors des Journées du cerveau des Nations unies, où l’émergence d’une économie de 1,8 billion de dollars fondée sur le cerveau faisait l’objet de discussions. Pourtant, alors que les nations prennent part à une course à la domination de l’IA, rares sont celles qui abordent la question de la souveraineté cognitive : le droit des citoyennes et citoyens à comprendre et à gouverner la façon dont l’IA façonne leur esprit.

Le Canada pourrait mener le bal. Tandis que les États-Unis se retirent de la gouvernance mondiale de l’IA, le Canada pourrait se distinguer en intégrant correctement la science du cerveau dans la politique régissant l’IA. Nous disposons des capacités de recherche, de la culture de collaboration et de la dynamique nécessaires pour y parvenir.

Lauréat d’un prix Nobel, Daron Acemoglu met en lumière les risques que l’IA devienne une technologie « génératrice d’inégalité ». Mais cette inégalité n’est pas seulement économique, elle est aussi cognitive. Les personnes qui comprennent comment l’IA influence l’attention et la prise de décision s’épanouiront; les autres verront leur comportement prédit et façonné par des systèmes qu’elles ne peuvent pas comprendre. Si nous ne comprenons pas ces mécanismes, nous ne pouvons pas concevoir des systèmes de protection appropriés.

Risques réels pour la population canadienne

La recherche sur le comportement humain naturel démontre que nous ne nous contentons pas d’utiliser les prédictions de l’IA, nous les intériorisons. Alimentés par des boucles de rétroaction, de petits biais gagnent en ampleur et déforment la façon dont nous percevons la réalité. Notre cerveau, qui a évolué pendant des millénaires, est remodelé par des systèmes que nous avons construits, mais que nous ne comprenons pas entièrement.

Bien que faisant l’objet d’une surveillance clinique limitée, des agents conversationnels de thérapie fondée sur l’IA sont désormais au service de Canadiennes et Canadiens. Les études révèlent des tendances troublantes : contradiction d’approches thérapeutiques bien établies, biais dangereux, absence de signalement d’une situation de crise aux intervenants appropriés. Il ne s’agit pas d’hypothèses, mais d’échecs avérés qui affectent les personnes vulnérables en quête d’un soutien psychologique.

Les élèves qui s’appuient fortement sur l’IA ne déploient pas les efforts permettant de développer la mémoire, le raisonnement et l’esprit critique. Pourtant, la recherche montre qu’une IA bien conçue pourrait en fait favoriser l’apprentissage, en s’occupant des tâches non pertinentes et en renforçant les capacités de réflexion. La différence entre nuire ou aider dépend entièrement de notre compréhension de la façon dont ces outils influent sur les esprits en développement.

Agir maintenant ou prendre du retard

Tout d’abord, ajoutons un huitième thème : répercussions cognitives et santé cérébrale. Tous les autres thèmes touchent le cerveau sans en traiter explicitement. La confiance du public passe par la compréhension des effets sur la santé mentale. La politique de l’éducation a besoin de neuroscientifiques du développement.

Deuxièmement, exploitons les réseaux existants. Brain Canada a consulté plus de 75 spécialistes canadiens sur la convergence entre l’IA et les neurosciences. Nous disposons de scientifiques de renommée mondiale qui sont prêts à apporter leur contribution.

Troisièmement, il faut reconnaître que la compréhension du cerveau n’est pas parallèle au développement de l’IA, elle y est fondamentale. Alors que l’IA modifie la manière dont nous traitons l’information, prenons des décisions et nous forgeons des convictions, les spécialistes du cerveau doivent orienter les politiques. Les risques initiaux ne concernent pas notre économie ni notre sécurité, mais notre esprit.

Le moment est venu de tracer la voie

En 2024, Geoffrey Hinton a reçu un prix Nobel pour ses travaux sur des réseaux de neurones inspirés de l’architecture du cerveau. En matière d’IA, le leadership du Canada a commencé par la compréhension de l’intelligence naturelle. Cet héritage nous place dans une position unique : nous pouvons être la première nation à intégrer pleinement la science du cerveau dans la politique de l’IA, étant donné que ces systèmes remodèlent la cognition humaine. Les recommandations de novembre par le Groupe de travail toucheront 40 millions d’esprits pendant des décennies. Le Canada a toujours investi dans les sciences du cerveau, même en période de difficultés budgétaires. Alors que d’autres cherchent à dominer l’intelligence artificielle (IA) en misant sur la vitesse et l’échelle, nous pourrions prendre les devants en plaçant la cognition humaine au centre.

Ce texte d’opinion signé par Viviane Poupon a été publié à l’origine dans The Hill Times le 31 octobre 2025