La table ronde Temps d’écran et développement du cerveau : Recherche, avantages, risques et politiques, organisée par Brain Canada et accueillie par le Centre canadien de politique scientifique, s’est concentrée sur l’impact de la technologie numérique, ou temps d’écran, sur les enfants et les jeunes, et sur les possibilités de politiques visant à remédier à ces impacts.  

Parmi les points clés, citons l’importance du co-visionnage pour les jeunes enfants, la relation complexe entre l’utilisation des écrans et la santé mentale, et la nécessité d’une recherche rigoureuse pour comprendre les effets de l’utilisation des écrans (en reconnaissant l’importance d’examiner qui, quoi et comment). Les panélistes ont souligné la nécessité de politiques fondées sur des données probantes, d’une collaboration avec l’industrie et d’une littéracie numérique pour atténuer les risques. Ils ont également mis l’accent sur les difficultés propres aux personnes neurodivergentes et sur l’importance de trouver un équilibre entre les avantages et les inconvénients potentiels de l’utilisation des écrans. La session a souligné l’urgence de poursuivre la recherche et d’élaborer un cadre politique dans ce domaine qui évolue rapidement. 

Lignes directrices relatives à l’utilisation des écrans par les jeunes enfants: Le co-visionnage est essentiel

La docteure Michelle Ponti, pédiatre et présidente du groupe de travail sur le numérique de la Société canadienne de pédiatrie, a expliqué que l’utilisation des écrans est l’un des problèmes les plus fréquemment évoqués dans la pratique clinique. Les conseils de la Société concernant l’utilisation des écrans varient en fonction de l’âge des enfants. Docteure Ponti a souligné l’importance du co-visionnage, où un parent est présent pour aider les enfants à comprendre et à contextualiser ce qu’ils voient. La docteure Patricia Conrod, professeure de psychiatrie, coresponsable de la plateforme C-PIP financée par Brain Canada, et nouvelle directrice scientifique de l’Institut des neurosciences, de la santé mentale et des toxicomanies des IRSC, a souligné que l’établissement d’une norme familiale de co-visionnement dès le début peut faciliter le maintien de cette norme à l’adolescence, lorsque les adolescents commencent à rechercher l’autonomie dans leur utilisation des écrans.  

Dre Ponti a également plaidé en faveur de l’application des principes des « 4M » pour une utilisation saine des écrans : gérer le temps d’écran au moyen de plans, de règles et de limites ; encourager une utilisation significative des écrans ; donner l’exemple d’une utilisation saine des écrans ; et surveiller les signes d’une utilisation problématique des écrans. Son message général était d’être intentionnel et stratégique quant à l’utilisation des écrans, en particulier pour les très jeunes enfants, et de s’assurer de l’implication et de l’orientation des parents. 

Effets de l’utilisation des écrans sur la santé mentale des adolescents: Effets négatifs à long terme, bénéfices rapportés 

Dre Conrod, a présenté les résultats d’une série d’études qu’elle a menées, montrant qu’une augmentation de l’utilisation des médias sociaux est associée à une diminution de l’estime de soi et à une augmentation des symptômes associés aux troubles de l’alimentation chez les adolescents. Une étude sur le type de média et de contenu a montré que l’utilisation des médias sociaux est associée à des effets négatifs durables sur l’agressivité et l’impulsivité, alors que d’autres médias, comme la télévision, semblent n’avoir que des effets négatifs de courte durée.  

La panéliste Munmun De Choudhury, professeure agrégée d’informatique interactive à Georgia Tech qui a contribué aux travaux de l’ancien Surgeon General des États-Unis sur la connexion sociale, a évoqué certains des avantages observés de l’utilisation des écrans. Par exemple, les médias sociaux offrent un moyen d’entrer en contact avec d’autres personnes, aident les individus confrontés à des problèmes de santé mentale à comprendre leurs symptômes et les rassurent en leur montrant qu’ils ne sont pas seuls à vivre cette expérience. Les médias sociaux permettent aux personnes neurodivergentes de définir leurs propres normes sociales et peuvent être source d’autonomisation en offrant un sentiment de connexion et d’expérience partagée.  

Cependant, la panéliste Emma Duerden, professeure agrégée de psychologie appliquée et titulaire d’une chaire en neurosciences et troubles de l’apprentissage à l’UniversitéWestern, et responsable de la  plateforme SPRINT financée par Brain Canada, a mis en garde contre le fait que les enfants neurodivergents pourraient être plus attirés par les écrans et y passer plus de temps, ce qui pourrait réduire le temps consacré à d’autres thérapies importantes et au développement d’aptitudes sociales. 

Sara Grimes, professeur en études de la communication et titulaire de la chaire Wolfe en culture scientifique et technologique à l’Université McGill, a évoqué les avantages de la technologie du point de vue des droits de l’enfant, en se référant à la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant. Par exemple, les technologies numériques peuvent soutenir les droits des enfants à l’information, à l’éducation, au jeu, aux activités culturelles et créatives, et à l’expression de soi. Cependant, professeure Grimes a souligné que si les avantages existent, les enfants veulent aussi plus de transparence sur l’utilisation des données et les processus algorithmiques. Elle a souligné l’importance de trouver un équilibre entre la protection contre les préjudices et l’accès des enfants aux droits et opportunités numériques. 

Effets de l’utilisation des écrans sur le développement des enfants: Changements cérébraux et l’hypothèse du déplacement

Le message clé de la professeure Duerden était que le temps passé devant un écran peut perturber la connectivité cérébrale normale et les processus de développement, en particulier lorsqu’il remplace d’autres activités essentielles au développement (un concept connu sous le nom d’hypothèse du déplacement). Par exemple, l’utilisation des écrans peut réduire le temps consacré à des activités telles que le sommeil, l’activité physique et les interactions sociales, qui sont essentielles au bon développement du cerveau. Étant donné que le développement du cerveau se poursuit jusqu’à la fin de la vingtaine et au début de la trentaine, l’impact du temps passé devant un écran est potentiellement important.  

Professeure Duerden a expliqué que l’utilisation des écrans peut être associée à des changements dans le centre de contrôle cognitif du cerveau et à une déconnexion potentielle entre les régions du cerveau responsables des fonctions exécutives, de la prise de décision et du traitement social. Des études d’imagerie cérébrale menées sur de très jeunes enfants montrent qu’une exposition excessive aux écrans augmente le risque de retard de développement, en particulier de retard de langage. Pour les enfants plus âgés et les adolescents, la professeure Duerden a noté que le dépassement de la recommandation de deux heures de temps d’écran par jour est associé à des risques d’anxiété et de dépression. Certains des adolescents qui entrent dans le laboratoire de Professeure Duerden passent 13 à 15 heures par jour sur des écrans. 

La panéliste Vidhi Desai, récemment diplômée de l’Université de Calgary et nouvellement étudiante à la maîtrise à l’Université McGill, a décrit son expérience en tant qu’intervenante en  comportement auprès d’enfants autistes, où elle a pu constater de première main l’impact de la surexposition numérique sur le développement socio-émotionnel. Vidhi a également souligné les conséquences neurodéveloppementales de la surutilisation des écrans, en particulier la façon dont un temps d’écran passif excessif peut nuire à la capacité des enfants à s’engager dans une communication réciproque, à la régulation émotionnelle et à l’attention soutenue. Vidhi a insisté sur le fait que de nombreux parents avec lesquels elle travaillait étaient déjà pleinement conscients de ces problèmes de développement. Elle a offert des exemples de parents qui essayaient de manière proactive de réduire le temps passé devant l’écran en fixant des limites claires, en encourageant les interactions en face à face et en favorisant les activités pratiques et sensorielles.  

Recommandations

Recommandation #1: investir dans des recherches rigoureuses  – en partenariat avec l’industrie – pour comprendre les effets de l’utilisation des écrans 

Professeure Conrod a souligné l’importance de poursuivre les recherches sur les effets à long terme. Les panélistes ont noté que les recherches actuelles sont souvent limitées, avec des résultats mitigés, et ont souligné la nécessité de mener des études longitudinales pour mieux comprendre les effets complexes des technologies numériques sur les cerveaux en développement et pour élaborer des politiques fondées sur des données probantes. Professeure De Choudhury, qui a contribué à un rapport de l’Académie nationale des sciences des États-Unis sur ce sujet, a indiqué que le principal obstacle à l’élaboration de politiques à l’heure actuelle est le manque de données sur les algorithmes utilisés par les entreprises technologiques, ce qui empêche les chercheurs indépendants de mener des enquêtes approfondies sur la manière dont l’utilisation des écrans affecte les enfants. Elle a insisté sur le fait que la recherche sur ce sujet doit être menée en collaboration avec les entreprises technologiques, afin que les chercheurs puissent avoir accès à ce qui est actuellement enfermé derrière les portes de l’industrie – les données et les algorithmes.

Recommandation #2: élaborer une stratégie numérique en matière de santé et de bien-être en collaboration avec les jeunes 

Les panélistes ont convenu que l’interdiction n’est pas l’outil politique le plus efficace pour relever le défi de l’utilisation des écrans par les enfants. En fait, Dre Ponti a noté que les interdictions incitent les enfants à vouloir davantage leurs écrans.  

Mme Desai a suggéré que les données actuelles soient traduites en une stratégie globale qui aille au-delà de simples restrictions et implique les jeunes dans l’élaboration de solutions. Plus précisément, elle a appelé à une stratégie formelle de santé numérique et de bien-être pour le Canada, conçue en collaboration avec les étudiants, qui comprendrait une éducation nationale aux médias et un financement public pour les programmes communautaires visant à promouvoir l’équilibre entre la vie sur écran et la vie privée. Elle a également soulevé un point important pour ces efforts, à savoir la nécessité de rencontrer les jeunes là où ils se trouvent, c’est-à-dire en ligne.  

Dre Ponti a plaidé en faveur de l’intégration de la littéracie numérique dans les programmes d’enseignement. Elle a cité Media Smarts, le centre Canadien de littératie aux médias numériques, comme une ressource précieuse. La professeure De Choudhury a souligné l’importance d’enseigner la conscience de soi pour la santé mentale numérique, par exemple en remarquant une tendance à la dépression et à l’anxiété lorsqu’on fait défiler les médias sociaux et en choisissant de faire une pause.

Recommandation #3: élaborer des politiques qui concilient la protection contre les préjudices et l’accès aux avantages numériques

Les panélistes s’accordent à dire que le système numérique doit être sécuritaire pour les enfants et les jeunes, et qu’une réglementation doit être mise en place pour limiter les produits numériques. 

Professeure Grimes reconnaît qu’il est important d’acquérir une littéracie numérique et d’avoir des habitudes technologiques saines, mais la recherche montre que nous devons également nous pencher sur le fait que les entreprises exploitent intentionnellement notre capacité à nous réguler nous-mêmes. Certains jeux vidéo, par exemple, sont conçus pour générer des sentiments d’anxiété chez l’enfant avant qu’il ne termine son jeu ou son chapitre. Ces conceptions visent à prolonger l’engagement et l’utilisation du jeu. L’IA promet de permettre aux entreprises de personnaliser davantage cette manipulation pour des enfants spécifiques à l’avenir. Professeure Grimes a insisté sur la nécessité pour les entreprises technologiques de participer au débat politique. Les enfants ont le droit de jouer et les parents ne seront pas en mesure de gérer seuls la nature irrésistible de ces jeux – les entreprises doivent être tenues responsables de leur rôle.  

Professeure Grimes a présenté le Code des enfants du Royaume-Uni comme un exemple de cadre politique efficace. Ce code s’applique à tout produit ou service connecté à l’internet et susceptible d’être consulté par une personne de moins de 18 ans. Il exige que les services en ligne soient conçus dans « l’intérêt véritable » des enfants, de leur santé, de leur sécurité et de leur vie privée. Par exemple, ce code a permis de réduire la présence de publicités à contenu restreint dans les applications iOS destinées aux enfants (y compris les jeux) utilisant des comptes d’enfants ; par conséquent, les enfants du Royaume-Uni et du Canada voient beaucoup moins de publicités destinées aux adultes sur cette plateforme.  

Comme l’a souligné la professeure De Choudhury, « le chat est sorti du sac » : la technologie numérique est là, elle est omniprésente dans la vie des jeunes et elle évolue rapidement. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour créer des environnements numériques plus sûrs et plus collaboratifs.